La transition digitale de l’euro se fait-elle vraiment au nom des consommateurs et des commerçants ?

Tribune par Guillaume Ponsard,
Président Fondateur de la fintech française CentralPay

À l’image des entreprises, la monnaie européenne entame sa transition digitale. Terrain de jeu des experts, le commerçant, tout comme son client, abandonne volontiers le sujet aux mains des technocrates et des technophiles. Il en va pourtant de la façon dont nous paierons tous demain, avec quels services financiers et à quel coût. De quoi éveiller l’intérêt de tout un chacun pour des projets en gestation de très grande ampleur.

Deux grands mouvements de fond du paiement eu Europe

Deux projets en particulier retiennent l’attention des commentateurs. D’un côté, l’euro digital. De l’autre, l’EPI (European Payments Initiative).

L’euro digital est une crypto-monnaie. En général, le concept fait frémir et provoque dans l’esprit du bon père de famille des images de marché noir, de financement occulte, de dark web et peut-être surtout, d’extrême volatilité. Alors pourquoi la Banque Centrale Européenne y songe également ? La forte digitalisation des économies, poussée par les technologies, l’émergence de nouveaux actifs tels les crypto-actifs et la poussée des géants du web dans le domaine des paiements contribuent à accélérer le changement d’état d’esprit en Europe.

Les esprits chagrins diraient qu’il s’agit d’une réaction bien trop tardive au projet diem de l’association suisse Libra, à l’initiative de Facebook. Le diem verra le jour au début de l’année 2021. Prévue pour être indexée sur le dollar, cette crypto-monnaie le sera également à terme sur l’euro, ou encore le yen. Le diem est donc ce que l’on appelle un stablecoin, une monnaie stable, garantissant la confiance des consommateurs et échangeable instantanément sans passer par le réseau bancaire, au même titre que l’éventuel euro digital.

L’EPI, de son côté, est également une initiative privée mais soutenue par l’Union Européenne et portée par 16 grandes banques européennes, récemment rejointes par des acteurs non-bancaires de l’industrie des paiements. L’objectif de l’EPI est la création d’un réseau européen de paiement par carte bancaire, substituant aux systèmes nationaux une carte et un portefeuille numérique unifiés utilisables dans toute l’Europe.

Deux grands projets, deux conceptions opposées

L’euro digital, en tant que stablecoin indexé sur l’euro, a comme atouts principaux, son étanchéité à la spéculation et aux variations de valeur, son instantanéité et son coût de fonctionnement marginal. Son usage est à la fois simple et universel si l’on parvient à sa généralisation.

C’est justement sur ce point que la question demeure, compte tenu de la force de frappe du diem, qui s’appuiera dès ses débuts sur l’immense réseau applicatif détenu par Facebook. En d’autres termes, une fois que les consommateurs auront massivement adopté le diem pour leurs achats depuis leur application préférée, quelle fenêtre de tir restera-t-il à l’euro digital ?

C’est un risque important et certainement des plus dommageables à l’Europe des paiements qui lutte pour la conservation de sa souveraineté, aux consommateurs, qui ne profiteront pas d’une protection de leurs données personnelles au niveau des exigences européennes, ainsi qu’au marché européen privé d’un flux d’échanges conséquent. C’est précisément par crainte d’une fuite massive de capitaux et la volonté de ne pas laisser toute latitude aux acteurs privés que la Chine a accéléré son programme de yuan numérique, officialisé en 2019 et étendu en ce début d’année 2021 à d’importantes villes pilotes comme Suzhou.

Or, c’est bien le sens à donner à l’European Payment Initiative. Reconquête de souveraineté face à Visa et Mastercard, sécurité accrue et homogénéité des services bancaires d’un pays européen à l’autre, telle est l’ambition du futur scheme européen de paiement (comprenez une marque de carte européenne). Toutefois, ne le perdons pas de vue, l’EPI demeure une réaction organisée des banques contre l’importante désintermédiation qu’elles pourraient subir avec la multiplication des initiatives de porte-monnaie électronique. En effet, une monnaie digitale se passe d’établissements bancaires pour s’échanger à moindre coût.

De l’intérêt des commerçants et des consommateurs

Dans cette forêt d’initiatives publiques et privées, la concurrence et la préservation des positions demeurent, sans toutefois que l’intérêt des consommateurs et des commerçants n’apparaisse clairement, malgré les annonces.

L’Union Européenne continue de s’interroger sur l’existence d’un réel besoin d’un euro digital des citoyens européens. L’expérimentation de monnaie digitale de banque centrale (MDBC) conduite par la Banque de France entre 2019 et 2020 a conclu à l’absence d’une forte demande pour la MDBC de détail, compte tenu d’« un taux de bancarisation élevé, d’une utilisation encore importante des espèces, et d’une offre assez diversifiée de moyens de paiement scripturaux ». Autrement dit, l’euro digital n’est principalement sur les rangs que pour contrer les initiatives des pureplayers américains.

Parallèlement, l’initiative européenne des paiements (EPI) tendrait à fluidifier les échanges transfrontaliers et à favoriser par exemple l’essor de la vente en ligne pour l’ensemble du tissu commerçant européen. Mais d’un autre côté, il est permis de s’interroger sur le coût applicable à la mise en œuvre du réseau et de penser que les banques seront tentées d’assortir leurs nouveaux services d’une tarification à la hausse, à l’instar de l’instant payment, facturé aujourd’hui en moyenne 1€ l’opération. Un tarif qui semble passablement élevé, qui ne favorise pas l’appétence des clients pour les services innovants des institutions traditionnelles, et qui aurait une fâcheuse tendance à les pousser vers des solutions alternatives toute aussi instantanées.

Au centre de tout cela, le rôle de l’Europe semble bien effacé et l’intérêt général qu’elle défend bien peu considéré. Écartons-nous un instant des intérêts concurrentiels privés et imaginons l’ouverture d’un portefeuille électronique européen à chaque citoyen d’Europe. Supposons-le assorti d’une somme de départ, comme le pratiquent déjà de nombreuses banques à l’ouverture d’un compte. Considérons alors qu’il devienne le réceptacle des interventions économiques étatiques et européennes : versement direct des aides, intervention d’urgence en cas de crise, revenu universel à l’échelle européenne crédité, etc. : en d’autres termes, un portefeuille électronique européen en tant qu’outil de pilotage politique, économique et social, l’idée n’est peut-être pas si folle et inaccessible.